L′Académie a tenu sa séance solennelle de rentrée 2024 le 9 octobre au Collège des Bernardins.

Ce que notre compagnie
peut apporter à notre société

Monsieur le Président, Monseigneur, Mesdames et Messieurs,

Le Président Portelli m’a confié la tâche redoutable de dire en quelques mots ce qu’une compagnie comme celle qui nous réunit peut apporter à la société qui est la nôtre, animée par tous les débats, querelles et interrogations que nous connaissons. Pour esquisser une brève réponse, je me référerai à la venue mémorable du pape Benoît XVI dans ces murs, il y a seize ans. Dans son discours au monde de la culture, il suggérait que ce lieu fût dévolu au « dialogue de la sagesse chrétienne avec les courants intellectuels et artistiques » de notre société. Et le pape, au terme de son discours, soulignait que ce dialogue ne relève pas d’une quelconque démarche de propagande, mais d’une nécessité intrinsèque à la foi qui nous habite. Nécessité qui découle en effet de la rencontre de deux universalités : « l’universalité de Dieu et l’universalité de la raison ouverte à Lui. » Ainsi, soulignait Benoît XVI, la foi ne dépend pas des habitudes culturelles mais relève « du domaine de la vérité qui concerne, de manière égale, tous les hommes ».

Il me semble que cela exprime bien la vocation de notre assemblée : engager un dialogue qui soit un service de la vérité, dans tous les domaines où l’esprit humain cherche à l’atteindre. Car il est entendu qu’il ne s’agit pas de chercher à préserver une vérité détenue, mais de se laisser saisir par elle, ce qui ne peut advenir qu’en se mettant à son service.

Ce service de la vérité, qu’il me soit permis d’en dire quelques mots dans trois ordres dont nous sommes tous familiers.

D’abord, l’ordre de la foi elle-même. La Révélation chrétienne porte à la fois sur Dieu et sur l’homme, sur les hommes, hommes et femmes, dans la lumière de Dieu. Survenant au cœur d’un monde qui s’édifiait en s’éloignant de son terreau chrétien, le concile Vatican II affirme, selon une formule chère au pape Jean-Paul II, qui en était peut-être l’auteur : « le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné » (Gaudium et spes, n° 22, § 1). Cela conduit les chrétiens conséquents à affirmer, d’une part, la foi en le Christ mort et ressuscité, et venant sans cesse à la rencontre de tous ceux qui cherchent la vérité ; et, d’autre part, à rappeler que les hommes ont vocation à vivre en union avec Dieu. Il n’existe pas de nature pure. La nature humaine est faite, depuis l’origine, pour œuvrer associée à cette participation à la nature divine qu’on appelle la grâce. Il n’est pas d’humanisme véritable sans Dieu. Benoît XVI le disait dans ces murs : « l’actuelle absence de Dieu est aussi tacitement hantée par la question qui le concerne. Quaerere Deum — chercher Dieu et se laisser trouver par lui : cela n’est pas moins nécessaire aujourd’hui que par le passé. Une culture purement positiviste, qui renverrait dans le domaine subjectif, comme non scientifique, la question concernant Dieu, serait la capitulation de la raison, le renoncement à ses possibilités les plus élevées et donc un échec de l’humanisme, dont les conséquences ne pourraient être que graves ». Voilà une première direction, et un premier enjeu : se mettre au service de tous les chercheurs de Dieu, dont nous sommes, pour mieux connaître Celui qui s’est présenté comme étant la Vérité, et ne pas trahir le christianisme en en faisant la religion de l’humanité, voire de l’humanitaire.

Ensuite, ce service de la vérité concerne l’ordre des réalités naturelles. Notre temps se caractérise par les progrès fulgurants de la connaissance scientifique — dont nous bénéficions tous — et ces progrès doivent être accompagnés par un regard de sagesse ; c’est ce à quoi ce sont attachés nos travaux de l’an dernier sur les multiples facettes de la vérité. Mais simultanément, notre temps est marqué par un recul dans la connaissance de certains principes naturels fondamentaux concernant les personnes humaines et les communautés humaines. Jean-Paul II l’avait souligné à la fin du siècle dernier à propos des droits de l’homme : alors qu’à bien des égards, la valeur de la vie humaine est honorée et les droits humains protégés comme jamais, la conscience est obscurcie quant à la portée du droit à la vie au point que ce qui était encore regardé comme un moindre mal en 1975 est désormais érigé en un bien dont la sauvegarde est gravée dans la Constitution. Plus largement, le principe même d’une nature commune est contesté, comme la référence à une lex naturæ qui n’a pas attendue le christianisme pour être reconnue par les Anciens et devenir le fondement des édifices juridiques de tous les États appuyés sur le droit. Il nous faut prendre conscience de ceci : ce n’est pas seulement au christianisme que l’édification actuelle de nos sociétés tournent le dos, c’est aussi bien aux principes sur lesquels les Lumières entendaient fonder les sociétés de l’âge moderne, en se référant aux Anciens. L’enjeu n’est pas seulement celui de la foi, il est aussi bien celui de la raison naturelle. « À la parrhèsia de la foi doit correspondre l’audace de la raison » écrivait le même Jean-Paul II (Fides et ratio, n° 48) : la vérité dans l’ordre naturel mérite autant d’être honorée qu’elle doit l’être dans l’ordre de la foi.

Enfin, on aura garde d’oublier que c’est du sein de l’Église et à son service que nous œuvrons, chacun où nous sommes placés selon notre état de vie. Or, cette Église elle-même n’est pas exempte d’imperfections en ses membres. Nous savons tous, aujourd’hui peut-être mieux qu’hier, combien les fautes commises par les chrétiens, et spécialement par les clercs, ruinent l’autorité de la parole de ceux qui cherchent à faire connaître la vérité du Christ au cœur d’une société qui le méconnaît de plus en plus. Parce que nous formons un seul corps, celui du Christ, la faute que je commets, même en la gardant cachée, affecte le corps entier. L’Église est bien, comme le dit le Concile, sancta simul et semper purificanda (Lumen gentium, n° 8). Toujours sainte de la sainteté qu’elle tient du Christ, sa tête, mais toujours à purifier en ses membres qui s’abusent, comme le dit saint Jean, s’ils disent qu’ils n’ont pas de péché (1 Jn, I, 8). Aussi faut-il souhaiter que nous gardions le courage de reconnaître ce qui, dans l’Église, a besoin d’être purifié, ou tout simplement corrigé ou réformé. Le pape François ne cesse de nous y encourager, tout récemment encore par la célébration pénitentielle qu’il a voulue à l’ouverture du synode romain. Ce n’est pas un manque d’amour que de désirer que l’Église de la terre soit plus belle demain qu’elle ne l’est aujourd’hui. Loin de là, c’est entrer dans l’amour du Christ pour son Corps et son Épouse, qu’Il aime tant qu’Il veut la purifier par le bain d’eau qu’une parole accompagne (Eph, V, 26). C’est en allant jusque-là que les paroles que nous pourrons émettre auront quelque autorité et apporteront un peu de lumière à nos contemporains, quelque chose de cette « clarté du Christ qui resplendit sur le visage de l’Église » (Lumen gentium, n° 1).

Pour terminer, considérons un instant le Christ Vérité lorsqu’il s’adresse à ceux à qui il est venu annoncer la bonne nouvelle de son Règne. Sans jamais manquer à la charité — c’est l’amour même de Dieu —, il ne transige pas avec la vérité. Jésus ne dit pas à ses disciples : « N’ayez pas d’ennemis », il leur dit : « Aimez vos ennemis », ce qui n’est pas pareil. Le Christ n’a pas craint d’avoir des ennemis, il n’a pas cherché à être l’ami de tout le monde. Mais il a aimé tout le monde. C’est la voie qu’il nous trace. Nous savons jusqu’où elle peut mener ; nous savons aussi qu’il est vainqueur de tous ses ennemis. Et les nôtres sont les siens, car nous ne sommes qu’un seul corps.

R.P. François Daguet, o.p.
Doyen de la faculté de théologie de Toulouse.

Crises et renaissances
de l’Église de France

« France, fille aînée de l’Eglise, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême ? » Les plus âgés d’entre nous ont en tête cette interpellation mémorable prononcée au Bourget le 1er juin 1980 par le saint pape Jean-Paul II. La réponse, hélas, en dépit de vocations certaines suscitées au sein de ce que l’on a appelé la « génération Jean-Paul II », a été plus que décevante. Quarante-quatre ans plus tard, comme une mer triste et désolée qui se retire lors de la grande marée, l’état de l’Eglise catholique en France révèle une situation plus que préoccupante, catastrophique, n’ayons pas peur du mot. Spectaculaire déclin, au point que l’on peut parler aujourd’hui d’effondrement, comme le font les sociologues des religions ! Les causes en sont multiples. On essaiera d’en discerner quelques-unes. En quatre décennies, les mutations, tant de l’Eglise que de la société française, ont été multiples, profondes et extrêmement rapides. La montée de l’athéisme y est frappante. Aujourd’hui, une majorité de Français affirme ne pas croire en Dieu. Il est difficile de se dire ouvertement catholique dans certains milieux, où flotte une vision faussée et véritablement pernicieuse de la laïcité, contraire même à la loi du 9 décembre 1905 et à ses interprétations jurisprudentielles, une laïcité, qui n’est plus perçue comme la séparation des Eglises et de l’Etat et la stricte neutralité de ce dernier, mais comme la volonté offusquée de bouter les religions, et principalement la catholique, hors de l’espace social.

Faut-il pour autant sombrer dans le désespoir et le pessimisme absolu, parler de « crise systémique », de mort cérébrale ou de mort clinique qui guetteraient dans peu de temps le catholicisme français ? En 2013, deux sociologues engagés, Emmanuel Todd et Hervé Le Bras, parlaient déjà de « crise terminale ». Ce diagnostic crépusculaire me semble exagéré. C’est ici que l’historien, avec sa mémoire du temps long, celui des expériences vécues par les générations précédentes, peut intervenir pour souligner la relativité de certaines situations traumatiques que le catholicisme français a connues précédemment, suivies quelque temps plus tard de renaissances spectaculaires et inespérées.

De surcroît, aujourd’hui, au cœur des ténèbres rampantes qui semblent nous envahir, plusieurs lumières du renouveau se mettent à briller, faibles petites étoiles dans le firmament, certes, mais belles et extrêmement prometteuses. Non, le catholicisme en France n’a pas dit son dernier mot ! C’est pourquoi j’ai intitulé cette conférence de rentrée de notre Académie : « La crise de l’Eglise catholique en France, leçons de l’Histoire et raisons d’espérer ».

La crise actuelle

D’abord, parlons de la crise actuelle. Elle est, assurément, profonde, déchirante, tragique. Elle n’est pas ignorée des penseurs et chercheurs. Le doyen Philippe Capelle-Dumont, notre président d’honneur, a traité du sujet dans un livre paru en 2022 Le catholicisme contemporain en péril, et nous en a parlé ici il y a un an, tandis que Guillaume Cuchet, historien des religions, l’a abordé, après beaucoup d’autres, dans Comment notre monde a cessé d’être chrétien, publié en 2018, et Le catholicisme a-t-il encore un avenir en France ? en 2021.

Prenons l’indicateur de la pratique religieuse. Il faut noter en premier lieu la très sensible diminution du nombre de catholiques dans la population, malgré le fait que le catholicisme reste la première religion en France avec 29 % de personnes se déclarant comme tel, contre 10 % de musulmans affirmés. Quarante pour cent se disent athées, chiffre considérable qui place notre pays parmi ceux du monde les moins religieux, derrière la Corée du Nord, la Chine, le Japon et la république tchèque. Il fut un temps, pas si lointain encore – dans les années 60-70 -, où 95 % de la population française se considéraient comme catholiques. Le déclin est manifeste.

Quand on aborde la pratique liturgique, le fait massif est la chute impressionnante de la participation à la messe dominicale. Six pour cent des catholiques fréquentent régulièrement un lieu de culte, soit 2 % de la population. Un chiffre d’ailleurs à prendre avec réserve, car ceux que les sociologues appellent les « messalisants » englobent les pratiquants irréguliers n’allant à la messe qu’une fois par mois. Le constat est donc encore pire !

Indiscutablement, la transmission religieuse est plus forte chez les musulmans ou les juifs. Plus de 90 % des enfants élevés dans une famille musulmane observent la religion de leurs parents. Cette proportion atteint encore 84 % dans les familles juives, pour descendre à 67 % chez les catholiques.

Assister à la messe est évidemment un critère fondamental. Mais à côté de la fréquence, reste l’intensité de la pratique religieuse. Une étude de l’INSEE de 2023 a montré que, si pour 54 % des juifs et 30 % des musulmans la religion était une dimension constitutive de leur identité, celle-ci ne l’était que de 6 % pour les catholiques français. Trois pour cent d’entre eux jeûnent pendant le carême, alors que les musulmans, très attachés, on le sait, au formalisme de ce rite, observent le ramadan à 75 %.

Les catholiques croient-ils à toutes les vérités énoncées par le Catéchisme de l’Eglise catholique promulgué par Rome en octobre 1992 ? Pour certains, on peut en douter. La culture religieuse des pratiquants est dans l’ensemble faible, voire très faible.

Selon un sondage La Vie-Opinion Way de 2013 un tiers de catholiques pratiquants doutaient de la résurrection du Christ, ce qui est proprement sidérant. « Si le Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vide, et vide aussi notre foi » disait saint Paul (1 Corinthiens, 15, 14).

Combien de fidèles admettent aujourd’hui la présence réelle dans l’eucharistie ? Beaucoup encore, certes, et c’est fort heureux, mais pas tous. D’aucuns y voient le symbole d’un simple repas festif et communautaire, et non le mémorial du sacrifice du Christ, dans sa dimension pascale, en vue du salut de l’humanité.

Oubliant les paroles mêmes de Jésus : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. Nul ne peut aller au Père s’il ne passe par moi » (Jean 14, 6), nombre de catholiques, rompant avec la tradition théologique bimillénaire réaffirmée avec force par Joseph Ratzinger/Benoît XVI, versent dans le relativisme : toutes les religions ont été voulues par Dieu ; aucune ne peut prétendre être supérieure à l’autre ; l’Esprit Saint est libre, souffle librement sur elles et les inspire…

Au reste, une bonne partie de la doctrine catholique traditionnelle a cessé d’être systématiquement enseignée dans certaines paroisses. Le cardinal Sarah, ancien préfet de la Congrégation pour le culte divin, le déplorait. On ne parle plus dans le catéchisme élémentaire de certains sujets que l’on tient pour discutables ou gênants, sinon de façon très elliptique : le péché originel, la grâce, la communion des saints, les anges, les anges gardiens, Satan et les autres démons, l’enfer, le purgatoire ou la notion même de péché mortel, au nom du rejet frénétique de la « pastorale de la peur » qu’a stigmatisée l’historien Jean Delumeau. Combien de prêtres pour rassurer les familles disent lors des obsèques d’un de leurs chers disparus : « Il est maintenant dans la lumière de Dieu ! », le canonisant sans procès et sans rien même connaître de sa vie. D’où la baisse des demandes de messes à l’intention des défunts. Incite-t-on encore à pratiquer le culte des saints ou le combat spirituel contre les tentations quotidiennes du démon ? Au nom d’une sympathique jamborée morale, des catéchistes dépourvus d’armature théologique rêvent trop d’un christianisme sans croix.

Et quel clerc ne craint pas de parler en chaire des cinq commandements de l’Eglise : l’obligation de la messe dominicale, de la confession au moins une fois par an, de la communion pascale, du jeûne aux jours de pénitence et de la nécessité de subvenir aux besoins financiers de l’Eglise ? Un sacrement essentiel comme celui de la réconciliation, autrement dit la confession, connaît une très forte baisse. Il a quasiment disparu de bien des paroisses. Déroute de la théologie morale !

Quant au rapport à l’eschatologie, à la Parousie, il est largement escamoté. On n’ose aborder le jugement personnel après la mort, encore moins le jugement dernier, assorti du retour en gloire du Christ, du sort final des damnés et de la résurrection de la chair, puisque pour certains la vision béatifique semble être accordée dès le premier instant ! « On ira tous au Paradis ! » chantait Michel Polnareff. À quoi bon s’ennuyer chaque dimanche à l’église ! Bref, on se contente assez souvent d’une foi catholique affadie, limitée à sa dimension purement horizontale. Toutes choses qui ont contribué à l’essor des croyances ésotériques, du spiritisme, à la prolifération de la thématique de la réincarnation, permettant en outre le succès foudroyant des groupes évangéliques, qui, eux, évoquent sans crainte les promesses de l’au-delà.

Dans le domaine du couple, des pratiques sexuelles et de la procréation, un silence gêné s’est fait depuis des années sur le lien entre sexualité et fécondité, sur les méthodes artificielles de contraception dénoncées par l’encyclique Humanae vitae de Paul VI de juillet 1968 et la catéchèse de Jean-Paul II, sur les techniques de stérilisation ou au contraire de procréation médicale assistée. À chacun de se débrouiller en conscience !

La structure même de l’Eglise en France, en tant qu’organisation hiérarchisée, s’est amoindrie dangereusement, le nombre des ordinations sacerdotales n’ayant cessé de chuter ces dernières décennies. Telle est la grave crise des vocations. Dans les années 1900, on ordonnait environ 1 600 à 1 700 nouveaux prêtres par an. Après la Seconde Guerre mondiale, on était tombé à un millier. Ce chiffre s’établit à moins de 600 en 1960, à 285 en 1970, à 161 en 1975, à 110 en moyenne au temps du pontificat de Jean-Paul II. Aujourd’hui les ordinations sacerdotales peinent à dépasser la centaine, face à une fourchette annuelle de décès de prêtres allant de 600 à 800. Le déficit ne cesse donc de se creuser. D’où la très sensible baisse du nombre de prêtres en exercice : 41 000 en 1960, 36 000 en 1975, 29 000 en 1995, 20 400 en l’an 2000, 11 644 en 2022. Ce phénomène se retrouve au niveau des entrées au séminaire. Dans les années 60, on dénombrait environ 5 000 séminaristes par an. Il en reste environ 700 aujourd’hui. La progression spectaculaire du nombre de diacres permanents – une centaine en 1980, 659 en 1990, plus de 3 000 aujourd’hui – ne vient que faiblement compenser, au niveau des tâches paroissiales, cette baisse catastrophique.

Le clergé séculier, surinvesti de responsabilités, est un corps douloureusement anémié, vieillissant et fatigué, qui ne fait souvent que gérer une situation appelée à finir en sifflet. Globalement, sa santé physique et morale est inquiétante et a conduit à de nombreux burn-out. En province, des curés épuisés ont huit, dix, douze, quinze clochers à desservir, voire davantage. Ils sont la plupart du temps seuls. En ville, il leur arrive de cumuler, outre la charge d’une paroisse, de lourdes responsabilités diocésaines ou nationales.

Dans l’ensemble de la France, plus de la moitié des prêtres ont dépassé les 75 ans. Les séminaires ont dû être regroupés par grandes régions, certains diocèses ruraux n’ayant plus aucune ordination depuis de nombreuses années. Des diocèses ne disposent plus que d’une trentaine de prêtres, voire moins. Nombre de départements sont très largement déchristianisés, dépourvus de toute vie paroissiale vivante. C’est le désert spirituel sur des milliers de kilomètres carrés.

À Paris et dans les grandes villes, la situation moins dramatique donne encore l’illusion d’une chrétienté active, y compris dans certaines paroisses périphériques de banlieue où l’immigration africaine et antillaise a remplacé les anciennes populations, mais, on le sait, les effets de la pénurie ne vont pas tarder à se manifester. La démographie est implacable, la dégradation à court et moyen terme inexorable. Impossible à vue humaine d’inverser la courbe ! Il n’y aura bientôt plus que 4 000 prêtres en France.

Quelles explications donner à cette crise ? On a avancé diverses causes, le statut du prêtre notamment, qui n’est plus celui d’un notable dans une société à dominante rurale. On a opposé longtemps, jusqu’à la caricature – celle bien connue de Don Camillo et Peppone -, deux « sachants » au sein des communautés villageoises repliées sur elles-mêmes, le curé et le maire communiste ou l’instituteur franc-maçon qui s’affrontaient. On a parlé aussi de rupture dans la chaîne des transmissions d’une génération à l’autre, ce qui est d’ailleurs valable pour l’ensemble des connaissances, la culture ou même l’éducation du respect. A l’heure des réseaux sociaux, on ne parvient plus à faire passer les messages fondamentaux. Une coupure générationnelle qu’on n’a jamais connue depuis l’aube de l’humanité ! Jean-Marie Lustiger disait, il y a plus de vingt ans, que c’étaient les grands-parents, qui, par-delà les parents, soixante-huitards et démissionnaires, contribuaient à l’éducation religieuse des petits-enfants. Malheureusement, cette génération a disparu. On a évoqué également la diminution des familles nombreuses pratiquantes : c’est dans ce vivier que se recrutaient, et que se recrutent encore, mais cette fois en nombre très insuffisant, les vocations sacerdotales, puisque 80 % des séminaristes viennent de familles de trois, quatre ou cinq enfants. On a avancé de même la peur des jeunes face à des engagements de vie définitifs, tel le sacerdoce ou le mariage chrétien, ou encore l’hésitation devant l’obligation du célibat.

Tout ceci est vrai, au niveau de la prêtrise, mais n’explique pas pleinement l’effondrement des croyances et des pratiques religieuses, beaucoup plus accentué dans la société française que dans les autres sociétés occidentales imprégnées de christianisme.

On n’a pas manqué d’incriminer le concile Vatican II et sa manière d’aborder le monde. Les historiens et sociologues ont montré en réalité que le concile – qu’on aurait tort d’ailleurs de lire dans une herméneutique de rupture – n’avait fait que cristalliser une crise antérieure. En France, le décrochage face à la culture moderne envahissante a commencé dans les années 50, peut-être même avant. On peut se rapporter au livre des abbés Henri Godin et Yvan Daniel La France pays de mission ? datant de 1943.

Pour comprendre la situation actuelle, il faut certainement, en revanche, mettre en cause la modernité vieillotte des années postconciliaires mal gérées par un clergé déboussolé, adepte de la stratégie de l’enfouissement, l’affadissement de la sainte messe, dénaturée par une liturgie appauvrissante, des chants liturgiques trop souvent débilitants gangrenés par l’anthropocentrisme, sans compter le dépouillement jansénisant de nos églises, marquées par un excès de symboles difficilement intelligibles, ou l’audace architecturale affligeante de certains nouveaux lieux de culte, avec leurs vitraux aux zébrures criardes et leurs coulées d’arcades en béton, évoquant davantage des parkings ou des supermarchés que des lieux de prières. Ces excès d’inculturation, accentués bien sûr, par les attaques incessantes des médias, nous ont fait payer le prix fort de la désaffection populaire. Pour Jacques Maritain, dans son Paysan de la Garonne, paru en 1966, le modernisme du temps de Pie X n’était qu’un « rhume des foins » face à « la fièvre néo-moderniste » contemporaine.

Il faut également tenir compte de l’évolution de la société française dans son ensemble, marquée par le goût de la tabula rasa, la perte du sacré et de la transcendance. Une société désillusionnée, aux horizons bas, purement technicienne et matérialiste, s’est hissée autour de trois grands piliers païens et orgueilleux, l’hédonisme, l’individualisme et le subjectivisme. Saint Jean-Paul II a dénoncé, avec sa vigueur intellectuelle, la « culture de mort » qui ronge notre civilisation. Comme le disait le regretté poète Christian Bobin, « la terre se couvre d’une nouvelle race d’hommes à la fois instruits et analphabètes, maîtrisant les ordinateurs et ne comprenant plus rien aux âmes, oubliant même ce qu’un tel mot a pu, jadis, désigner ». Telle était déjà la déploration de ce monde crépusculaire et « hideux » – c’était son mot – de Georges Bernanos, dont l’esprit, inquiet et intransigeant, n’avait cessé d’être tendu vers le salut des âmes, ou du père Louis Bouyer vilipendant dès 1968 La Décomposition du christianisme. Malheureusement, on préfère aujourd’hui le transhumanisme du post-homo sapiens au célèbre « supplément d’âme » réclamé par Bergson !

Deux crises sont venues accélérer cet effondrement : celle de la Covid 19, en 2020, qui a empêché des mois durant les catholiques français, de façon attentatoire à la liberté religieuse, d’assister à la messe dans les églises, disposition atténuée ensuite par le Conseil d’Etat jugeant la mesure « disproportionnée » et « illégale ». Toujours est-il que beaucoup de pratiquants, des personnes âgées en particulier, contraintes de rester chez elles, ont dû regarder les messes télévisées. Toutes ne sont pas revenues à l’église après la levée des interdictions.

La seconde, celle de la crise de la pédo-criminalité et des abus sexuels au sein du clergé, dénoncée par le rapport de la CIASE de 2021, dont il est vrai que quelques chiffres ont été contestés, a secoué fortement l’opinion et a eu des conséquences dramatiques : perte de confiance radicale en la personne sacrée du prêtre en tant qu’éducateur à la foi, éveilleur des consciences, confident ou confesseur.

Toutefois, dans une enquête sur les baptisés réalisée en 2022 par le sociologue Yann Raison du Cleuziou, l’indifférence apparaît comme la principale motivation du détachement, devançant le scandale des abus sexuels des prêtres. Le Ciel n’intéresse plus ceux que préoccupent les affaires du monde, du moins la majorité d’entre eux. La morale judéo-chrétienne est honnie face à la bien-pensance de cette magistrature morale, à la fois tyrannique et permissive, qui s’est substituée à elle. La césure est manifeste. Tant que le catholicisme était la pensée majoritaire, le conformisme des pratiques avait tendance à se porter vers lui. Le scandale des clercs n’a fait qu’accélérer l’éloignement, surtout chez ceux qui étaient déjà les moins proches. Cette indifférence est telle que peu de monde s’émeut des actes de vandalisme ou d’incendie des lieux de culte chrétiens, entre 800 et 950 par an, exception faite évidemment du plus spectaculaire d’entre eux, celui de Notre-Dame de Paris, qui était peut-être d’ailleurs un accident. Ainsi, les chrétiens eux-mêmes semblent plongés dans les torpeurs de l’acédie.

Politiquement, les catholiques n’ont plus de parti – ce qui est sans doute une bonne chose dans le contexte français –, leurs mouvements d’action catholique sont agonisant et ils ne gardent qu’une faible influence à travers les prises de positions de la Conférence des évêques de France, après avoir perdu tous les combats sociétaux, celui de l’avortement, du PACS, du mariage homosexuel, de la PMA et bientôt, cela ne fait guère de doute, ceux de l’euthanasie et de la GPA.

Face à cette crise, certains milieux dits « avancés », au lieu de réformes prudentes qui semblent en effet nécessaires, aspirent à des transformations radicales qui renieraient la structure sacramentelle de l’Eglise. Ils rêvent d’une sorte de « wokisme » catholique qui sûrement ne ramènerait personne dans les églises et accélérerait l’effondrement de la charpente : déconstruction du système « clérical-impérial », pour reprendre l’expression critique de la sociologue Danièle Hervieu-Léger, modification sensible de l’identité sacerdotale du prêtre ou du mode de gouvernance de l’évêque, soigneusement encadré par un conseil de laïcs « engagés », mariage des prêtres, ordination des femmes, nouvelles approches de la doctrine et de la morale au nom de la « démythologisation » ou des avancées de l’anthropologie. Toutes choses qui se situent largement dans la mouvance de la démarche synodale allemande, achevée en mars 2023, et qui défie sur plusieurs sujets le magistère romain traditionnel, au point que le pape François, qui ne passe pas pour un conservateur invétéré, a déclaré ironiquement : « Il existe une très bonne Eglise protestante en Allemagne, nous n’en avons pas besoin d’une seconde ! »

Leçons de l’histoire

Passons aux leçons de l’Histoire. Celle-ci, bien entendu, n’est pas un simple décodeur pour les temps présents. Elle est là pour mettre en perspective les données, les replacer dans leur contexte, apporter leur véritable signification socio-politique, en évitant tout anachronisme. Pour autant elle peut nous servir de leçon, car, malgré la diversité des situations, jamais reproductibles à l’identique, il existe des invariants dans la nature humaine. Or, à l’issue de toutes les grandes crises traversées par l’Eglise de France, on a vu celle-ci renaître de ses cendres. J’écarte, faute de temps, la crise dévastatrice vécue au IXe siècle par l’Eglise de la Francia occidentalis au moment des invasions normandes ou vikings, au cours desquelles de nombreux lieux de cultes, églises et abbayes, furent ravagés, anéantis et des populations entières dépourvues de sacrements. Je ne retiendrai que deux exemples, celui des guerres de Religion et celui de la Révolution.

Il y eut huit guerres de Religion, de 1562 à 1598, opposant partisans du catholicisme et du calvinisme. Terminées par l’édit de Nantes, instaurant une provisoire coexistence pacifique, ces luttes intestines ont révélé non seulement la rivalité des clans à l’intérieur de la haute noblesse et de leurs clientèles, la fureur contre le pouvoir royal des nobles « malcontents », comme on disait alors, et des ultra-catholiques affiliés à la Sainte Ligue, mais aussi, bien entendu, un choc frontal entre deux conceptions divergentes de la foi, entre des pratiques liturgiques et sacramentelles, des doctrines du salut et des visions de l’au-delà sensiblement différentes. On parle la plupart du temps, et à juste titre, des horreurs de la Saint-Barthélemy en 1572, qui ont fait 3 000 victimes à Paris et 7 000 en province, mais il y en eut d’autres. On estime qu’entre un et deux millions de personnes périrent durant cette période, en raison d’actions violentes, prises d’armes ou soulèvements, des épidémies de peste, de la famine et de l’hiver extrêmement rigoureux de 1595-1596.

Le désordre était généralisé, le pays économiquement ruiné, saigné à blanc. En 1598, la France donnait le spectacle pathétique de régions entières dépeuplées, parcourues par des hordes de brigands, de terres en friche à perte de vue, de maisons pillées, de fermes en ruine, d’églises incendiées et désertées, de monastères vandalisés, vidés de leurs occupants, de temples protestants détruits en masse, de villes et de villages ravagés et de flots errants de pauvres hébétés. « Quiconque aurait dormi quarante ans penserait voir non la France, mais le cadavre de la France », écrivait le juriste Etienne Pasquier.

Ces terribles bourrasques avaient fait disparaître, particulièrement au sein des populations rurales peu alphabétisées, une large partie de leur foi très ritualisée, où se mêlaient le sacré et le profane. Faute d’églises, de prêtres, de messes et de sacrements, faute d’encadrement religieux des rites païens avaient resurgi. Les premières visites pastorales d’après-crise stigmatisaient le relâchement des curés et prêtres qui vivaient en concubinage au milieu de leur nombreuse progéniture. Ces hommes de Dieu, généralement frustes, qui, en l’absence de séminaires, n’avaient été formés que par leurs prédécesseurs, ignoraient jusqu’aux bases élémentaires de la théologie ou la valeur même des sacrements. L’ordo de la messe, dont les canons avaient été fixés par le concile de Trente, n’était toujours pas appliqué. Saint Vincent de Paul s’affligeait des diverses manières dont on célébrait la messe : « D’aucuns commençaient la messe par le Pater Noster, écrivait-il ; d’autres prenaient la chasuble entre les mains et disaient l’Introïbo, et puis ils mettaient sur eux la chasuble. J’étais une fois à Saint-Germain-en-Laye où je remarquais sept ou huit prêtres qui dirent la messe différemment… » Libertinage, scandales étaient également fréquents dans les couvents d’hommes et de femmes.

Il fallut rétablir l’ordre, reconstruire les églises détruites, réinstaller le culte, recouvrer les biens de l’Eglise usurpés par d’immenses transferts de propriétés. Porté par le souffle vivifiant de la Contre-Réforme, le clergé, mieux formé, s’étoffa, se renouvela en une vingtaine d’années, restaurant la liturgie, construisant de nouvelles églises dans le style du baroque triomphal, avec ses autels, ses retables et ses chaires ouvragés. Des congrégations nouvelles refleurirent, et les baptêmes se multiplièrent. À la misère des guerres succéda ce qu’on a appelé « le siècle des saints », celui de la foi catholique rayonnante. Quel magnifique changement !

Second exemple, celui de la Révolution française, bien connu et sur lequel je passerai plus rapidement. Commencée en juin 1789 par le ralliement du clergé – un clergé souvent marqué par les Lumières du XVIIIe siècle – à la révolution de la souveraineté ainsi qu’aux réformes demandées aux privilégiés, elle se poursuivit par une sourde hostilité, avec la nationalisation de ses biens, puis en juillet 1790 par la schismatique Constitution civile du clergé, condamnée par le pape Pie VI, et le refus de la plupart des évêques ainsi que de la moitié des prêtres, bientôt qualifiés de « suspects », d’y prêter serment. La guerre extérieure en avril 1792 aggrava la situation. Vinrent bientôt les persécutions, les arrestations, les massacres de septembre 1792, les lois scélérates, la politique de déchristianisation de la Convention et de la Commune de Paris, le calendrier républicain, le mariage obligatoire des prêtres constitutionnels, les processions profanatoires, la scandaleuse Fête de la déesse Raison à Notre-Dame, puis la fermeture des églises, le bannissement des ecclésiastiques, « ces bêtes noires à tonsures », comme les qualifiait le président du tribunal révolutionnaire de l’Aveyron, les massacres des pontons de Rochefort, les fusillades et noyades de Carrier dans la Loire, les exécutions à la mitraille et au canon à Lyon, ordonnées par Fouché. Le culte de l’Être suprême, instauré en mai 1794 par Robespierre, visant à remplacer le catholicisme par une religion rousseauiste, mêlant déisme et liturgie patriotique, fut un échec. L’étau se desserra timidement après le 9-thermidor et la fin de la Terreur, avec toutefois des retours en arrière d’anticléricalisme virulent. C’est seulement Bonaparte qui en 1801 instaura la paix religieuse grâce au Concordat.

Les dégâts de cette époque étaient vertigineux. Pillages, destructions d’églises en grand nombre ; environ 3 000 prêtres, religieux et religieuses périrent en raison de leur foi, massacrés, assassinés ou guillotinés, y compris des prêtres « jureurs » ; plus de 30 000, soit la moitié de l’ensemble des prêtres émigrèrent. Le sang des martyrs fut cependant fécond et le renouveau impressionnant. Au XIXe siècle, la foi refleurit, les séminaires se remplirent à nouveau. C’était le temps du curé d’Ars. Les églises se relevèrent de leurs ruines, d’autres en grand nombre furent édifiées. Des congrégations nouvelles naquirent et prospérèrent. En 1830, à la fin de la Restauration, le clergé séculier, les religieux et religieuses totalisaient déjà 80 000 membres. En 1880, ils étaient 215 000, plus nombreux qu’en 1789 : 170 000. Là encore, spectaculaire renaissance ! Il ne faut donc pas désespérer.

Raisons d’espérer

J’en viens aux raisons d’espérer. Assurément, le tableau actuel peut paraître sombre. Il l’est objectivement. Il ne faut pas se le dissimuler, la France n’est plus, et depuis longtemps, la Fille aînée de l’Eglise. La chrétienté occidentale elle-même est morte. Tous ses piliers sont à terre, et il serait vain de rêver de les relever.

Les conversions ne se feront plus collectivement, mais individuellement, dans le secret cheminement des cœurs, soit au terme d’une lente et impalpable alchimie conduisant à l’expérience du salut, parfois à la suite d’une épreuve personnelle, soit au contraire dans la fulgurance d’une illumination. Malgré le rêve scientiste de fermer à jamais les portes du Ciel, le sentiment religieux, qui procure à la vie humaine sa vraie, son unique et authentique dimension verticale, ne pourra jamais être complètement éradiqué, puisque l’homme est, par essence, on le sait depuis Platon, un animal religieux en quête d’un sens qu’aucune civilisation technico-scientifique, si développée soit-elle, ne lui donnera.

Or, voici la nouveauté. Saisies tant par le questionnement métaphysique que par la beauté du patrimoine religieux – cathédrales, églises, chapelles romanes ou gothiques, monastères -, de jeunes générations, en quête de sacré, vivent des expériences toniques et émouvantes qui les conduisent à se présenter aux portes de l’Eglise pour demander en nombre le baptême, la confirmation ou l’eucharistie. Beaucoup d’entre elles n’avaient jamais entendu parler de Jésus-Christ, du Dieu d’amour et de miséricorde qui se donne pour nous en nourriture, ni des Evangiles canoniques. On a tellement voulu mettre sous le boisseau ces vérités fondamentales qu’elles renaissent soudain dans la boue des ravins comme des sources d’eaux claires et jaillissantes !

Ne dénigrons pas non plus le rôle des réseaux sociaux, où un certain nombre de prêtres font un travail pastoral remarquable, expliquant les difficultés de la Bible ou répondant aux questions que beaucoup de jeunes se posent avec gravité et soif d’apprendre. Ce mouvement se ressent déjà dans les paroisses, y compris rurales. Il n’affecte pas seulement des jeunes issus de familles catholiques et revenant à la foi, mais provient de milieux très éloignés de l’Eglise.

Même si on est loin d’atteindre de gros effectifs, le nombre annuel d’adultes baptisés à Pâques ne cesse de croître : 3 900 en 2015, 4 468 en 2020, 5 463 en 2023 et 7 135 en 2024, soit une hausse de plus de 30 % par rapport à l’année précédente (avec 62 % de femmes et 38 % d’hommes). Sans doute est-ce le corollaire de l’effondrement d’un certain catholicisme sociologique et de la baisse des baptêmes des petits enfants. Mais ces chiffres prennent un autre sens : il s’agit en effet d’une démarche volontaire d’hommes et de femmes convaincus, révélatrice d’une tendance forte dans un monde angoissé, imprégné de violences et de guerres. D’après les statistiques publiées par la Conférence des évêques de France, 36 % de ces nouveaux baptisés ont entre 18 et 35 ans. Le nombre de personnes se déclarant issues de familles sans religion voire musulmanes, est en hausse, contrairement à celles de milieux de tradition chrétienne. De même, le baptême des adolescents – correspondant à la tranche d’âge des 11-17 ans – a lui aussi explosé, passant de 1 281 en 2020 à 5 025 en 2024. Plus de 10 000 personnes, en immense majorité des laïques, se consacrent à ces différents catéchuménats.

Autre signe d’espérance et non des moindres, le renouveau du catholicisme parmi une frange significative de la jeunesse, animée par une foi incandescente et une ardeur apostolique nouvelle. Un nombre croissant de ces jeunes trouvent en effet un épanouissement spirituel dans la dévotion mariale. Des sanctuaires, dont celui de Lourdes naturellement, mais aussi de L’Ile-Bouchard, de Pontmain ne désemplissent pas et sont témoins de nombreux engagements. Il en va de même de celui de Lisieux, où l’on vénère sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, à la recherche de sa « petite voie » d’enfance spirituelle.

Le chapelet, le chemin de croix, l’adoration eucharistique, le culte des saints et des reliques, les processions, les pardons, les fêtes votives trouvent un élan spirituel inattendu. Partout des jeunes redécouvrent le sens profond de la prière, l’élan joyeux de la louange et la suavité de l’oraison du cœur. Les parcours de formation biblique et théologique se multiplient. Quant au pèlerinage de Chartres, il ne cesse d’attirer les foules : on a compté en mai de cette année 18 000 personnes pour celui de Notre-Dame de Chrétienté et près de 7 000 pour la Fraternité sacerdotale Saint Pie X (les lefebvristes), soit deux fois plus de participants en vingt ans et un nombre croissant de très jeunes (l’âge moyen étant de 20 ans). Ces « Pélé de Chartres », avec leurs bannières, leurs drapeaux, leurs scouts, leurs chants, leurs bivouacs et la beauté de leurs rites constituent un moment fort de la foi, assorti de nombreuses confessions. Les jeunes catholiques français ne boudent pas non plus les spectaculaires et enrichissantes Journées Mondiales de la Jeunesse, instituées par Jean-Paul II en 1985, qui se déroulent tous les deux à quatre ans dans un pays différent choisi par le pape.

Saluons aussi le succès significatif de la Communauté Saint-Martin, qui propose aux diocèses des prêtres théologiquement bien formés, ou de la Communauté de l’Emmanuel, créée en 1972 par un humble laïc, Pierre Goursat, qui rassemble chaque année pour ses sessions d’été des milliers de jeunes et de familles en son sanctuaire de Paray-le-Monial, ou d’autres communautés, comme le Chemin néo-catéchuménal et celle œcuménique de Taizé, au rayonnement mondial, fondé par le frère protestant Roger Schutz, etc.

Bien sûr, ce vaste mouvement général, qui déborde la simple mouvance traditionaliste attachée à la messe de saint Pie V, ne plaît guère à une petite frange de clercs, qu’irrite ce qu’ils appellent de façon condescendante la religion populaire. Il est de fait que la nouvelle jeunesse catholique, témoin désenchanté de la faillite du matérialisme idolâtre de notre siècle, ne cherche pas à plaire à l’esprit du temps, ni à faire des concessions à la mode des réformes sociétales. Cette jeunesse se veut fidèle à l’Eglise de toujours, à son enseignement moral traditionnel et à sa démarche pastorale. Elle représente un immense espoir pour le salut de l’Eglise en France. Soulignons également, pour les laïcs de tous âges, soucieux d’une retraite de silence et de prière, l’essor de l’hospitalité monastique. Bref, ce sont les futurs saints qui sauveront l’Eglise !

Le combat spirituel trouve sa place aussi sur le plan des idées métaphysiques. Non, la science n’explique pas tout. Au contraire, les nouvelles découvertes de l’astrophysique contemporaine suggèrent qu’elle est loin d’être incompatible avec la foi, comme on le pensait encore au début du XXe siècle, avant les travaux de Friedmann, de l’abbé Lemaître et d’Edwin Hubble. Le succès d’un livre comme Dieu, la Science, les preuves : l’aube d’une révolution de Michel-Yves Bolloré et Olivier Bonnassies tente de répondre à cette quête. De façon plus large, il convient de mentionner la renaissance de l’apologétique, autrement dit l’objectivation de la foi révélée et la défense de sa cohérence rationnelle, à l’encontre d’une religion purement émotionnelle, lénifiante et molle, qui a longtemps prévalu.

Cependant, il manque encore, même si l’on constate un certain frémissement, le retour à la foi chrétienne d’un grand nombre d’intellectuels, de scientifiques, de créateurs, d’artistes influents, comme on a pu le constater entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, à contre-courant de l’esprit du temps et des mentalités marquées par la sécularisation de la société, l’anticléricalisme républicain et les idéologies de la « mort de Dieu » : libre pensée, positivisme, scientisme, anarchisme, nihilisme, marxisme. Leur conversion venait comme une réponse éclatante aux puissants défis rationalistes du temps. Mais où sont les Claudel, les Maritain, les Psichari, les Péguy, les Charles de Foucauld, les Huysmans, les Jacques Rivière, les Max Jacob, les Georges Rouault, les Francis Jammes d’aujourd’hui ? Qu’ils n’aient pas peur de se lever ! Il en existe, fort heureusement – on connaît leurs noms -, mais en petit nombre, et ils sont hélas quasiment inaudibles. Sans doute d’ailleurs est-ce un des rôles de notre Académie de susciter en ce sens de nouvelles vocations ?

Conclusion

Que dire en conclusion ? Une parole, puissante, vigoureuse, s’impose à nous : « N’ayez pas peur ! » avait dit saint Jean-Paul II le 22 octobre 1978 en ouvrant son ministère, en écho notamment à la phrase de Jésus dans l’épisode de la marche sur les eaux. Non, nous ne devons pas avoir peur ! Nous n’en avons pas le droit. L’Eglise peut connaître des hauts et des bas, mais elle ne peut mourir puisqu’elle est l’épouse de Jésus-Christ, Seigneur Dieu qui nous a laissé les plus belles paroles de consolation : « Et voici, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Matthieu 28, 20). « Et moi je te dis que tu es Pierre et que sur cette pierre je bâtirai mon église, et que les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle » (Matthieu 16, 18-19). Certes, les défis restent devant nous. Des épreuves nous attendent encore. Le renouveau passera peut-être par des crises, parfois salutaires parce que clarificatrices, mais il s’achèvera assurément par la réalisation de la promesse merveilleuse des blés verts qui finissent par lever.

Jean-Christian Petitfils.
Grand Prix d’histoire de l’Académie française.